jeudi 7 mai 2009

Ouccitanie ou Ouccitàni ? (Occitania ou Occitània ?)

Depuis plusieurs années, pour traduire « Occitanie » en occitan, la “littérature” occitaniste use de la forme Occitània, accentuée sur le premier a, concurremment à Occitania, accentuée sur le second i, voire de préférence à elle.

De la part d’auteurs si volontiers “normalisateurs”, ce comportement à l’égard du nom même de leur “patrie” peut paraitre bien étrange ; mais surtout, il pose deux questions : quelle est la forme première ? quelle est la meilleure ?

Quelle est la forme première ?

Les attestations les plus anciennes en oc sont à ma connaissance dans les deux exemples donnés par Mistral dans le Tresor dóu Felibrige :

ÓUCITANÌO, ÓUCITANIÉ, (m.), OUCCITANÌO, (l. g.), (b. lat. Occitania, 1370), s. f. Occitanie, nom par lequel les lettrés désignent quelquefois le Midi de la France et en particulier le Languedoc, v. Lengadò, Miejour.

Vitimos de la tirannìo,

Se vènon dins l’Ouccitanìo.

J. A. Peyrottes.

Salut, o bello Oucitanié !

F. Vidal.

Le mot Occitania ou patria linguæ Oc­citanæ est la traduction usitée dans les actes latins des 13e et 14 e siècles pour désigner la province de Languedoc. R. Oucitan.

On a donc là deux formes que la graphie classique occitane note Occitania et Occitaniá, mais pas Occitània.

H. Barthés1 nous donne la graphie d’origine des vers de Jean-Antoine Peyrottes (1813-1858), en précisant qu’ils sont tirés d’un poème composé à la gloire de Riquet lors de l’inauguration de la statue de ce personnage à Béziers en 1838 :

Victimes de la tirannia,

Se venou dins l’Ouccitania […].

Et de commenter :

« C’est la première attestation [en langue d’oc] d’“Occitanie” ou d’un mot de la famille d’“Occitanie”, importés en langue d’oc en 1838.

« C’est un néologisme. Aucun des nombreux dictionnaires ou lexiques de la langue d’oc contemporains de Peyrottes n’a relevé ce mot, absolument inconnu alors. »

De fait, ce poème fut publié avec d’autres de cet auteur, potier de son métier, dans un recueil intitulé Pouésias patouèzas del taralié, Poésies patoises du potier (1840).

Le vers de F[rançois] Vidal (1838-1911) ne peut être que postérieur.

En 1907, Prosper Estieu (1860-1939), fondateur de l’occitanisme avec son ami Antonin Perbosc (1861-1944), publie les Flors d’Occitania.

Dans son Dictionnaire du béarnais et du gascon modernes (1ère édition 1932-1934, 2ème 1961), Simin Palay donne encore la seule forme Occitanie ; mais c’est un mot savant, « littéraire », comme l’atteste le O- initial, qui, non tonique, serait passé à Ou- dans un mot de formation populaire.

La réédition 1976 de la Gramatica occitana de Louis Alibert comporte, dans l’introduction et là seulement, quatre occurrences de Occitània, mais il n’est pas sûr que cette forme soit dans l’édition originale de 1935, car l’accentuation a été modifiée dans la réédition. Mais je n’ai pu consulter l’édition de 1935.

En tout cas, en 1977, le Pichon diccionnari francés-occitan de J. Taupiac, disciple fidèle d’Alibert, écrit Occitania et ignore Occitània.

Cependant, le Petit dictionnaire français-occitan (Béarn) de Per Noste-La Civada de 1984 offre le choix, dans l’ordre : Occitania, Occitània.

Mais en 1992, le Diccionari de mila mots du même J. Taupiac persiste avec la seule forme Occitania.

Voilà donc pour les dates.

Quelle est la meilleure forme ?

Il faut encore plonger dans l’Histoire et faire un peu de philologie.

Incontestablement Occitania est d’abord latin. Mais le premier à apparaître est l’adjectif occitanus, au féminin, dans l’expression lingua occitana (1306) 2 qui, comme lingua d’oc ou de hoc qui la précède, désigne un territoire, essentiellement celui qui finalement sera la province d’Ancien régime du Languedoc.

Occitania dérive tout naturellement de occitanus comme Hispania de Hispanus etc. Mais les 891 et 568 chartes reproduites dans les tomes X et XII de l’Histoire générale de Languedoc pour les périodes 1271-1442 et 1443-1643, n’en présentent que trois occurrences, sous la forme de Occitanie ; c’est le génitif médiéval qui a remplacé le classique Occitaniae, et il est le complément de nom de partibus (1359), partium (1313) et patria (1443), qui signifient alors « région, province » (cf. Annexe).

En revanche, de 1326 à 1440, le mêmes actes présentent près de 100 occurrences de in partibus Occitanis ou in Occitanis partibus, où Occitanis est l’adjectif qualificatif signifiant « de langue d’oc ».

En tout cas, nous n’avons aucune occurrence de Occitanie seul dans les textes médiévaux, tandis qu’un mot comme Britannia (la Bretagne), par exemple, s’emploie seul, aussi bien que dans l’expression partes Britannie (région de Bretagne). Cette différence de traitement laisse supposer qu’on craignait qu’isolé, Occitania ne serait pas compris, et qu’on estimait prudent de le préciser par partes

Ce n’est qu’en 1617 que Occitania parait seul, ainsi que l’adjectif occitanicus, dans un poème latin placé en tête de la première édition de Le Ramelet moundi du Toulousain Goudoulin, en hom­mage à l’auteur 3; or Ph. Gardy, qui l’a réédité en 1984, précise bien en note (p. 63) que occitanicus « renvoie ici au seul Languedoc ».

Il faudra encore attendre près de deux siècles pour que le Languedocien Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) traduise l’Occitania latin en français, et le fasse entrer dans le champ littéraire, dans son court roman pastoral Estelle (1788) ; mais il précise bien : « Le Languedoc ou l’Occitanie ».

Cinquante ans plus tard, donc, en 1838, c’est à partir de ce français « Occitanie », accentué sur le second i, que J.-A. Peyrottes, et ensuite d’autres lettrés d’oc, ont fabriqué la forme “occitane” Occitania / Occitanìo.

Il faut néanmoins reconnaitre que la forme Occitània / Ouccitànio / Ouccitàni, accentuée sur le premier a, serait plausible si le mot avait été de formation autochtone et populaire; mais il aurait abouti finalement à Occitanha / Ouccitagno / Ouccitagne, comme en français Bretagne, Espagne, etc.

On voit l’artificialité d’une telle reconstitution historique de formes qui n’ont jamais existé, un peu comme quand le génie génétique rêve de reconstituer un mammouth vivant à partir de l’ADN d’un bébé mammouth femelle que le dégel vient de libérer de 40 000 ans de séjour dans les glaces sibériennes…

Conclusion : du latin administratif au latin littéraire avec Occitania, puis au français littéraire avec Occitanie, on arrive enfin en oc à la forme Ouccitania dans une œuvre littéraire de 1838 ; elle subira ensuite divers avatars orthographiques, mais sans jamais entrer dans l’usage des populations qui parlent une langue d’oc.

Car on ne nomme que ce que l’on connait ou conçoit, et l’on sait qu’« Il n’y a jamais eu d’Occita­nie »4, comme l’a écrit l’historien Henri-Irénée Marrou et redit le linguiste occitaniste Patrick Sauzet.


Annexe : autour des trois attestations du latin Occitanie

1° Sur l’extension de l’« Occitania »

Avec « in partibus Occitanie & Alvernie », la charte n° 472 du 11 décembre 1359 distingue formellement l’Auvergne de l’« Occitanie ».

Quant à la charte n° 805 du 21 octobre 1413, elle distingue la « Langue d’oc » du duché d’Aquitaine : « totaque Lingua Occitana & ducatu Aquitanie »

Enfin, la charte n° 886 du 11 octobre 1443, distingue de ce même duché la « patrie [= le pays] d’oc » : « ad bonum reipublice patrie nostre Occitane & ducatus nostri Aquitanie »

2° Sur le mot latin patria

Dans cette dernière charte n° 886, c’est le roi Charles VII, et non un quelconque habitant des pays d’oc, qui emploie l’expression « patria nostra Occitana ». Tout comme il écrit « ducatus noster Aquitanie », notre duché d’Aquitaine, aussi bien que « patrie nostre Occitane & Aquitanie », nos pays d’oc et d’Aquitaine. Ou encore « sex erunt clerici & sex laici patriarum Linguarum d’Oyls & Occitane », six [conseillers au Parlement] seront clercs et six laïcs, des pays des langues d’Oïl et d’Oc. Ce serait un grave contre-sens de traduire patria par « patrie » avec le sens qu’a aujourd’hui ce mot; tout le contexte montre qu’il ne veut rien dire d’autre que « pays, territoire, région », sans qualification juridique particulière, contrairement à ducatus, duché, ou comitatus, comté.

3° Sur le mot latin respublica

Cette même charte n° 886 emploie par deux fois le mot respublica :

« ut sic respublica in pacis dulcedine & tranquillitatis amenitate, celesti favente clemencia, colletetur. » et « ad bonum reipublice patrie nostre Occitane & ducatus nostri Aquitanie ».

Il a évidemment son sens latin primitif de « chose publique », collectivité humaine envisagée sous l’angle de son gouvernement par les autorités publiques. Ce serait donc encore un grave contre-sens de le traduire par « république » au sens actuel du terme : il n’y eut jamais de « république occitane » ou aquitaine, mais des collectivités humaines que le roi entendait administrer pour le mieux.

1 Études historiques sur la “langue occitane”, St-Geniès-de-Fontedit, 1987, p. 46.

2 Cf. Lafitte (J.) et Pépin (G.), La “Langue d’oc” ou leS langueS d’oc ?, Monein, 2009, p. 32.

3 Cf. Le Ramelet Mondin & autres œuvres, éd. Ph. Gardy, Aix-en-Provence, 1984, p. 29.

4 Esprit, janvier 1975 et Bulletin Institut occitan n° 11, Octobre 1998, éditorial.

Jean Lafitte 9 mai 2009

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