S’il n’est pas en mon pouvoir d’apaiser les passions de ceux qui font de ces questions des dogmes quasi religieux, je voudrais donner à ceux qui sont capables d’écoute des éléments de réflexion aussi objectifs que possible.
La “bible” des partisans de « Vilhèra » est le Dictionnaire toponymique des communes du Béarn de M. Michel Grosclaude († 2002), publié en 1991 et réédité en 2006. Mais ce n’est qu’une oeuvre parmi d’autres, sans aucun caractère officiel, et qui n’a pas toujours la rigueur scientifique à laquelle elle semble prétendre.
D’où la présente étude critique de l’article Billère de cet ouvrage ; je le reproduis ici d’après l’édition 1991 que j’ai achetée dès sa publication ; il est à la p. 96, et l’article Bilhères-en-Ossau qui le complète en partie, à la p. 141.
Pour être clair, chaque rubrique d’origine est précédée des initiales de l’auteur, M.G., et l’étude critique que j’en fais éventuellement à la suite, des miennes, J.L. Dans ces études, je remplace la notation phonétique propre à l’auteur par l’Alphabet phonétique international (A.P.I.).
Par ailleurs, comme l’auteur a emprunté la plupart de ses « dénominations historiques » au Dictionnaire topographique du département des Basses-Pyrénées de l’Archiviste départemental Paul Raymond (Paris : Imprimerie impériale, 1863), j’ai systématiquement placé en regard celles qu’on trouve dans cet ouvrage.
M.G. – APPELLATION OFFICIELLE : BILLÈRE
M.G. – DÉNOMINATIONS HISTORIQUES :
Paul Raymond
mentionné au XIIe se (Marca, Hist. de Béarn,p. 462).
Vilhere, 1385 (cens.).
Bilhere, 1457 (cart. d’Ossau, f° 159)
Vilhera, 1539 (réform. de Béarn, B. 723).
Michel Grosclaude
Vilhere (1385. Recensement.).
Bilhere (1457. Cartul. d’Ossau, f° 159)
Vilhera (1539. Réform. de Béarn. B. 723).
Billere (Fin 18e s. Carte de Cassini).
J.L. – ÉTUDE CRITIQUE
La première mention signalée par P. Raymond et ignorée par M. Grosclaude se trouve donc dans l’Histoire de Béarn (1640) de Pierre Marca, au début d’un chapitre XXXIV. Marca s’y réfère à un litige intéressant le chapitre de la cathédrale de Lescar, parce que la façon dont il fut jugé témoigne de l’indépendance de la justice du Béarn à l’égard des suzerainetés voisines. Voici le début du résumé qu’il donne de cette affaire, pp. 462-3, d’après un acte du cartulaire de Lescar :
« Il est rapporté là, qu’Odon de Cadeillon fils de Bernard Garsie, espousa vne fille de Dodon de Benac nommée Arrnesende, qui lui porta en dot la Seigneurie du village de Serres; dont le Chapitre de Lascar auoit possedé l’Eglise paisiblement & sans trouble, l’espace de trois cens ans, & dauantage, comme porte l’acte; auec surprise pour le regard du calcul, qui ne peut aller qu’à cent soixante-dix ans ou enuiron, puis que l’Abbé Loup Fort, & son pere Fortaner de Serres en firent le don, enuiron l’année neuf cens quatre-vingts. Tant y a qu’ils auoient vne assés longue possession, pour n’y pouuoir estre troublés auec iustice. Neantmoins il arriua, sous pretexte que le Chapitre auoit acquis le tiers de la disme de ce lieu par la liberalité de G. Bernard de Bilere & de sa femme Acincelle, [463] que cét Odo tesmoigna, qu’il pretendoit sur la propriété de toute l’Eglise de Serres : alleguant pour pretexte de son iniustice,[etc.]»
Les lieux cités sont Lescar et Serres, plutôt l’actuel Serres-Castet que Serres-Morlaas ou Serres-Ste-Marie, du canton d’Arthez; P. Raymond a donc identifié Bilere, dans le nom du personnage, comme étant notre Billère près de Pau, mais avec -l- simple.
Le Vilhere que Raymond a noté en 1863 au titre du Recensement de 1385 n’est pas dans l’édition qu’il a faite de ce Dénombrement en 1873, mais on y lit Bilhere en quatre occurrences, pp. 4, 114, 116 et 131. À l’initiale, les V des manuscrits se distinguant mal des B, il est vraisemblable que P. Raymond a rectifié en 1873 une mauvaise lecture antérieure, dans la consultation d’une masse bien plus considérable de documents.
Je retiens donc Bilhere.
L’attestation de Bilhere en 1457 dans le Cartulaire d’Ossau est selon P. Raymond au f°159, donc dans le Cartulaire B, le A n’ayant que 111 feuillets ; il s’agit certainement de la pagination première, soit f° 168 dans celle retenue par P. Tucoo-Chala (cf. p. 16), donc acte du 24 novembre 1457 ; le mot y est bien, p. 300. Et surtout, comme un grand nombre d’actes de ces cartulaires concernent le Pont-Long, les occasions de mentionner « Bilhere (pres Pau) » sont nombreuses ; en m’aidant de la table des noms de lieux établie par P. Tucoo-Chala et d’une portion numérisée de ces Cartulaires, j’ai dénombré 49 occurrences de Bilhere et 7 de Vilhere dans des actes datés du 13 juillet 1435 au 22 septembre 1481.
Mais je n’ai pu vérifier Vilhera situé dans la collection manuscrite dite « Réformation de Béarn », non éditée ; je n’ai cependant aucune raison d’en douter, et j’y reviendrai plus loin dans l’étude des finales féminines en -a.
Enfin, je puis ajouter Bilhera présent dans un acte des Notaires de Pau de 1562 (E 1997 f°178), publié par Amédée Cauhapé dans Païs gascons n° 223 de septembre 2004.
En outre, comme à la rubrique Discussion M. Grosclaude renvoie le lecteur à l’article Bilhères-en-Ossau, je reproduis les attestations les plus anciennes qu’il en donne, ici encore en synopse avec celles de Paul Raymond :
Paul Raymond
Bileles, 1154 (ch. de Barcelone, d’après
Marca, Hist. de Béarn, p. 465).
Billere, 1286 (ch. d’Ossau. E. 267).
Michel Grosclaude
Bileles (1154. Ch. de Barcelone in Marca).
Bilère (Transcription française du nom
précédent par Marca)
Billere (1286. Ch. d’Ossau. E. 267).
J’ai pu vérifier la première attestation, Bileles, dans l’Histoire de Béarn (1640) de Pierre Marca ; elle est dans un acte en latin, dans la désignation d’un des personnages de la Vallée d’Ossau assistant à Canfranc, en avril 1154, à l’acte solennel par lequel la vicomtesse de Béarn faisait hommage au roi d’Aragon, que les Béarnais avaient élu comme protecteur du pays pendant la minorité des enfants du vicomte Pierre récemment décédé :
« …Raimundus Guillelmi de Larus, Otho de Castello, Raimundus de Vila, Raimundus Guillelmi de Bescad, Raimundus Guillelmi de Lobier, Raimundus Gaïard de Bileles, Orsalenses. »
On peut faire deux remarques :
– tous ces noms de lieux précédés de la préposition latine de témoignent du fait que le rédacteur n’a pas d’adjectif ethnique pour ces lieux, comme l’est Orsalensis (Ossalois) pour la vallée d’Ossau ; après de, il écrit la forme latine du nom de lieu, s’il la connait et si elle ne risque pas de prêter à confusion ; sinon, il écrit le nom en langue vulgaire ;
– Bielle est effectivement noté par Vila latin, moins connu que la forme classique villa ; mais à l’article Bielle, M. Grosclaude le range parmi les attestations anciennes du nom de cette commune, sans faire remarquer qu’elle n’est pas béarnaise. Au contraire, Bileles est en langue vulgaire.
La forme Bilère ajoutée par M. Grosclaude est en réalité celle de la mention par Marca qu’il a écartée des anciennes attestations de Billère où P. Raymond l’avait placée ; elle est même pour lui la « transcription française du nom précédent par Marca ». Je ne puis imaginer qu’il ait eu sous les yeux le texte original de Marca, qui ne permet pas du tout cette lecture, comme le montre son contexte rappelé plus haut. Et faute d’avoir de lui l’argumentation rigoureuse qui aurait justifié ses dires, nous ne saurons jamais pourquoi il a cru devoir corriger l’archiviste Paul Raymond et ne pourrons donc le suivre.
Je n’ai pu consulter charte de 1286 où figure Billere pour la commune d’Ossau, mais ici encore, je n’ai aucune raison de douter d’une attestation relevée en premier lieu par P. Raymond. L’absence d’-s pluriel ne doit pas être très exceptionnelle, car un coup d’oeil rapide sur les Cartulaires d’Ossau (op. cit.) m’en a déjà révélé deux autres occurrences pp.226 (1440) et 259 (1457) ; de plus, p. 212, un acte de 1435 réunit les deux Bilhere(s) : « …per Molat deu Frexo, de Biele, per Jordanet de Somps, de Bilheres… » et un peu plus loin, « en los locx de Pau, Bilhere, Laoos, Lescar, Borgarber, Serres,… »
En résumé, voici ma liste des dénominations anciennes :
Billère près Pau
[Bilere] mentionné au XIIe se (Marca, Histoire de Béarn, 1640, p. 462).
Bilhere, 1385 (Dénombrement général des maisons de la vicomté de Béarn en 1385, éd. P.Raymond, 1873, pp. 4, 114, 116 et 131).
Bilhere / Vilhere, 1435-1481 (Cartulaires d’Ossau, éd. P. Tucoo-Chala, 1970, respectivement 49 et 7 occurrences).
Vilhera, 1539 (Réformation de Béarn, B. 723).
Bilhera, 1562 (Notaires de Pau, E 1997 f° 178, éd. A. Cauhapé, Païs gascons n° 223, Sept. 2004, p. 7).
Bilhères-en-Ossau [avant 1300]
Bileles, 1154 (Charte de Barcelone, latin, in Marca, ib., p. 465).
Billere, 1286 (ch. d’Ossau. E. 267)
M.G. – PRONONCIATION LOCALE : [bilèro].
J.L. – ÉTUDE CRITIQUE
C’était déjà la prononciation relevée dans les années 1941-1953 par les enquêteurs de l’Atlas linguistique de la Gascogne (A.L.G.) et donnée dans la carte 1A du volume I. On peut regretter que M. Grosclaude n’ait pas indiqué sa source pour ce type d’information. Car pour l’ensemble du Dictionnaire, sur les 20 qui ont pu être rapprochées de celles données par l’A.L.G., 7 présentent des différences.
M.G. – HYPOTHÈSES
Dauzat & Rostaing. Du latin *villella (= petit village). dim. de villa.
M.G. – DISCUSSION
Pierre Bec fait remarquer avec raison que le [l] fait problème. Normalement le lat. villella devrait donner Bilère [bilèro] et non [bilèro]. Mais précisément une forme Bilère a dû exister comme on s’en convaincra en se reportant à Bilhères en Ossau (Canton de Laruns) qui a même origine et même signification. Il est évidemment impossible, dans l’état actuel de notre documentation, de dire quand et sous quelles influences la mouillure du l s’est introduite.
J.L. – ÉTUDE CRITIQUE
M. Grosclaude amorce sa « discussion » en citant et approuvant Pierre Bec pour qui le [ʎ] fait problème, mais sans donner de référence ; et la «discussion» tourne court avec cette étonnante affirmation : « Normalement le lat. villella devrait donner Bilère [βi'lɛro] et non [βi'ʎɛro]. » Or il n’est pas un connaisseur du gascon qui ne sache que dans la formation naturelle de la langue, le -ll- latin y aboutit systématiquement à -r- : ‘bella’ > bère. Mais ce n’est sans doute qu’une inadvertance de la part de M. Grosclaude, qu’on aura peut-être corrigée dans l’édition de 2006.
La forme villa aboutit donc à des mots en -r- ; cela se vérifie pour deux noms des Hautes-Pyrénées (cf. Dictionnaire toponymique des communes des Hautes-Pyrénées présenté en Annexe II) : Villenave, près de Luz-St-Sauveur, qui se prononce ['βira'naβo], et Villelongue, dont la prononciation ['βilo'lunko] n’a pas totalement évincé celle, plus ancienne, de [βira'lunko] (cité par le Pr. Xavier Ravier, dans une conférence du 28 mai 1999 à l’École pratique des Hautes études, de la Sorbonne).
En Béarn, villella donnerait donc normalement *birère; certes, on peut être tenté de trouver difficile de prononcer ces deux syllabes commençant par r- ; mais il y a trop de mots dans ce cas pour ne pas dissiper cette crainte ; par exemple, en gascon, baque beterère, cousturère, Herrère, literàri etc. et même en français, araire, littéraire, ils savourèrent, etc.
D’autre part, le -ll- de villella n’est pas sûr ; il convient en effet de rappeler que la forme de base vila, variante du villa classique, est à l’origine de toutes les formes gasconnes en -l- : viele ou biele, très largement utilisé dans les actes anciens de la ville de Bayonne (comme pila latin donne piele, « pile ») ; vilella pourrait donc justifier aussi bien Bileles de la Charte de Barcelone pour Billères-en-Ossau que Bilere du Cartulaire de Lescar pour Billère.
En tout cas, issu de vila ou de villa, c’est bien le [ʎ] qui pose problème ; certes, des l simples aboutissent à [ʎ], comme l’ont étudié Rohlfs (Le Gascon, 1977, n° 255) et Coromines (El parlar de la vall d’Aran, 1990, p. 39), mais pas entre voyelles ; or on n’est pas loin de l’Espagne, et notamment de l’Aragon, où les -ll- latins ont abouti à [ʎ]. Un tel phénomène phonétique se trouve justement dans le gascon Sibilhe, présent dans les Récits d’Histoire sainte en béarnais, datés du début du XIVe s., et connus par un manuscrit ossalois du début du XVe s. ; le mot vient du latin Sibylla naguère chanté dans le Dies iræ, où sont appelés en témoignage le roi David et la Sibylle (Teste David cum Sibylla). En usage dans un contexte religieux, le mot serait alors de formation semi-savante. Mais ce ne sont là que des pistes de réflexion…
Quoi qu’il en soit, puisque [ʎ] existe sans conteste derrière les notations en -lh-, il reste la question des -l- et -ll- au lieu des -lh- attendus.
D’abord, il convient de rappeler que -ll- a noté le son [ʎ] en concurrence avec -lh-, beaucoup plus usité. C’est ainsi que la Charte des boucheries d’Orthez du 2 novembre 1270,l’un des plus anciens originaux qui nous soient parvenus, ignore totalement lh et use surtout de ll ou ill ou même il, non seulement en finale (Cosseill, très nombreux null(s), orgull, bieil) mais aussi entre voyelles (apparellen, aolle, bolle, Gallard, aureiles, meilor, apareilade). Dans un acte plus récent d’à peine 16 ans, je ne doute pas que Billere de la charte d’Ossau de 1286 se prononçait comme Bilhere.
Enfin, le -l- simple de Bileles et Bilere, rencontrés chez Marca et datés du XIIe s., pourrait être un vestige d’une prononciation en [l], comme le suggère M. Grosclaude, mais le vila que cela suppose ne permet plus le [ʎ], qui n’a rien d’hypothétique. Comme Bileles ne nous est connu que par une charte latine dressée par la chancellerie d’Aragon et Bilere, par un récit en français de Marca, j’estime qu’il vaut mieux ne pas s’y attarder davantage.
M.G. – CONCLUSIONS
Très probablement. Du latin villa et suff. –ella : petite ville (ou petite propriété).
J.L. – ÉTUDE CRITIQUE
En concluant que Billère vient très probablement du latin villa + ella, M. Grosclaude adopte l’étymologie proposée par Dauzat et Rostaing, ce qui, de la part des uns et des autres n’a rien de surprenant. Mais j’attire l’attention du lecteur sur le sens que leur donnent ces auteurs : pour Dauzat et Rostaing, c’est un « petit village » ; pour M. Grosclaude, une «petite ville » ou une « petite propriété », ce qui donne au mot de base villa trois sens possibles, village, ville et propriété.
Tous peuvent se justifier, même si la ville n’a pas la même taille qu’un village, et une propriété n’est qu’une partie de territoire sous la main d’un propriétaire. Mais on touche là du doigt l’énorme illusion entretenue par l’idée reçue qu’une graphie étymologique est une ouverture vers la signification du nom de lieu ; car même décrypté, le mot villa contenu dans Billère n’est qu’un signe, et un signe n’est compris que par celui qui en a appris le code. Or l’immense majorité des Français qui lisent le mot villa voient tout de suite une belle maison entourée d’un jardin, dans un quartier résidentiel, pas du tout une propriété de l’époque romaine avec la maison du maitre et toutes ses installations d’agrément, plus de quoi loger les esclaves et abriter animaux et matériels d’exploitation, villa qui devient par la suite le noyau d’un village, avec son église et son cimetière. Toute cette glose suppose une culture historique finalement rare.
Et avec un brin d’initiation linguistique, celui qui a cette culture historique n’aura pas de mal à reconnaitre la petite villa sous le nom de Billère.
M.G. – ORTHOGRAPHE RESTITUÉE : Vilhèra.
J.L. – ÉTUDE CRITIQUE
Nous avons atteint le but. Car tout ce qui précède dans l’article Billère ne tendait qu’à justifier cette « orthographe restituée ». Il faut en effet avoir à l’esprit ce que M. Grosclaude a écrit en tête de son Dictionnaire, p. 20 (les gras sont de moi) :
« Un des objectifs qui a motivé ce travail était de proposer une orthographe béarnaise correcte des toponymes béarnais. Cela nous paraissait essentiel pour deux raisons. La plus immédiate est que nous avons souvent été sollicités par de nombreuses personnes qui nous demandaient comment écrire le nom de leur ville ou village « en béarnais correct ». Or, nous avions toujours différé notre réponse, estimant qu’elle ne pouvait résulter que d’une enquête scientifique préalable. La seconde raison est que la reconquête du patrimoine toponymique est un des aspects essentiels de la reconquête de la langue, […].»Il serait bien difficile de ne pas applaudir cette déclaration d’intention. Mais c’est aux fruits qu’on reconnait le bon arbre, et c’est cette « orthographe restituée » qu’il convient d’apprécier; oubliant « la reconquête de la langue » que la sociolinguistique oblige à renommer « la grande illusion », je vais le faire par la réponse à une question toute simple : permet-elle de retrouver les anciens noms des communes ?
Regardons la liste des attestations anciennes : hormis le Bilere du XIIe s. qui n’est pas sûr, les 62 autres ont en commun les 5 lettres centrales, ilher, différant de la graphie officielle illèr par la notation du [ʎ] (je néglige l’accent grave qui n’existait pas jadis) ; 54 ont B à l’initiale, comme l’officielle, 8 seulement V ; et pour la finale, 60 ont e, comme l’officielle, deux seulement a et ce sont les plus récentes !
Car depuis que le béarnais s’écrit, le -a latin des finales (rosa) a été majoritairement noté par -e (rose) conformément à l’évolution de sa prononciation. Il y eut certes un “retour” du -a dans les environs de 1540, mais ce fut éphémère ; voir l’Annexe I.
La forme ancienne, de loin la plus attestée, est donc Bilhère.
En choisissant le V- et le -a, tous deux largement minoritaires, M. Grosclaude n’a donc en rien « restitué » l’orthographe ancienne de la langue du pays. La raison, il l’a donnée p. 30, dix pages après le texte reproduit plus haut :
« Ce que nous appelons “orthographe béarnaise correcte”, c’est ce que certains ont appelé “orthographe classique”, d’autres “orthographe normalisée”, d’autres encore “orthographe de l’Institut [d’]Etudes Occitanes”, d’autres enfin “orthographe alibertienne” du nom du grammairien qui en fut le principal initiateur. »
Il n’avait donc en rien l’intention de « restituer » une orthographe ancienne, mais seulement d’appliquer les règles que l’Institut d’Études Occitanes (I.E.O.) a définies pour l’occitan languedocien et que leur “père” le Languedocien Louis Alibert a ensuite adaptées au gascon. Aussi une plume amicale a-t-elle pu écrire de lui : « Dans la querelle des orthographes, la graphie occitaniste était un dogme auquel il ne dérogea jamais (L. Laborde-Balen, Pyrénées,n° 212, 2002, p. 416). Or la science ne connait pas de dogmes : pour ce qui est de la graphie, en posant l’occitaniste comme un préalable, M. Grosclaude s’est donc mis hors-jeu sur le terrain scientifique où il entendait placer son ouvrage…
En conséquence, quand il ne trouvait pas d’attestation ancienne conforme aux normes occitanes, fût-elle isolée et des dernières venues comme Vilhera, M. Grosclaude fabriquait l’orthographe « correcte » à ses yeux. Aussi, en faisant abstraction des accents et signes que l’ancienne langue ne connaissait pas, sur les 459 cas d’« orthographe restituée » dans l’ensemble du Dictionnaire, j’en ai relevé 204 qui n’ont aucun précédent exact (44,4 %) dans les attestations anciennes produites.
Comme en bon français « restituer » c’est « remettre à sa place primitive, dans son état premier ou normal » (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française), l’expression «orthographe restituée» est donc une tromperie.
Quant au résultat sur la conservation efficace du nom historique, il n’y a pas de miracle, car cette graphie reste étrangère pour le peuple du Béarn. Le fondateur de l’occitanisme béarnais, Roger Lapassade, l’avait observé dès 1975 :
« Le facteur des P.T.T. lui, était fâché avec la nouvelle graphie : — Moi, elle m’estomaque ! Jamais je ne pourrai me la mettre dans la tête. » (Sonque un arríder amistós, 1975, p. 120).
« …l’Église Catholique […] fait chanter des messes en Gascon et écrit les paroles dans la graphie normalisée. Mais les paroissiens ne veulent pas la lire et n’en comprennent pas tous les mots. » (« Lo vent dens las paginas », Per noste n°51, 11-12/1975, p. 17).
Et sur la fin de ses jours, « il travaillait à une traduction française de ses poèmes pour faire connaitre son oeuvre […] à ceux qui voudraient la lire mais qui restent rebutés par la graphie classique » (Marilis Orionaa, Per noste n° 194-1951, 9-12/1999, p. 16).
Quand on sait comment un Français lit les noms de footballeurs espagnols ou italiens, on imagine donc facilement comment les citoyens, Béarnais ou non, liront un nom comme Vilhèra ; même parmi les quelques jeunes qui ont appris à lire la graphie occitane dans leur cursus scolaire, combien en ont gardé quelque chose de suffisant pour bien lire ces noms ?
En produisant un ouvrage sans références historiques, à la différence de P. Raymond à qui il empruntait l’essentiel de ses dénominations historiques, en ignorant l’esprit de l’ancienne orthographe autochtone, en faisant des normes orthographiques occitanes un dogme et en trompant sur la nature réelle des orthographes qu’il prétendait « restituer », M. Grosclaude nous a privés de l’ouvrage scientifique de référence qu’aurait pu être son œuvre.
ANNEXE I
Le “retour” du -a féminin dans l’écrit béarnais au XVIe s.
C’est un fait facile à constater : dès les premiers textes béarnais originaux qui nous sont parvenus, à partir de 1250, les finales féminines sont notées par -e très majoritairement, quand cela n’est pas presque exclusivement. Et ce n’est pas une exception en gascon, car c’est la pratique bien établie des Landes et de Bayonne.Le “retour” du -a féminin dans l’écrit béarnais au XVIe s.
Or vers 1540 débute une période où, rompant avec cet usage, les finales féminines sont notées en -a au lieu de -e. Le Vilhera de 1539 et le Bilhera de 1562 se situent dans cette période.
Je n’ai pas encore pu déterminer la date du changement.
Cependant, on ne trouve que des finales féminines en -e dans les pièces officielles des États de Béarn, publiées d’après les archives par Léon Cadier (1888) et Henri Courteault 1906), jusqu’à la séance des États de juillet 1521 à Navarrenx (Livre des Syndics des États de Béarn, II, pp. 190-3).
Le changement est en tout cas postérieur au 1er mars 1533, date à laquelle les États réunis au château de Pau refusent d’enregistrer les lettres patentes écrites en français, qui accréditent l’évêque de Rodez pour les présider au nom du roi, retenu à la cour de France ; le compte rendu officiel dans le document C. 681 des Archives départementales ne comporte qu’un seul -a contre 14 -e, comme on peut le voir d’après Auguste Brun (L’introduction de la langue française en Béarn et en Roussillon, Paris : Champion, 1923, pp. 13-14) :
« et feyte lad. publication et a cause que lasdites lettres eran scriptes en lengadje frances ste concludit que aqueres fosson redigides en bearnes et supplicat audit s. de Rodez permetossa que fosson conbertid en bearnes et inserides en lo présent liure en bearnes et que volos interceder vers lod. senhor que quant de hores en abant los tremetos lettres patentes et semblantz actes ny autes, que los tremetos en lenguadge deu pays… » (f°. 92 r°) Et à la fin de la séance, « que aussi lod. senh. no have acostumat tremeter lettres ny expéditions en lenguadge frances, en lo present pays e que volos interceder que dehores en abant lod. senh. lor expedis tots lettres en lenguadge deu pays, lo que et lo tot lod. sh. de Rodes lo. accorda et prome[to] de far » (f°. 93 r°).
Mais une recherche rapide parmi les attestations de noms de lieux recueillies par P. Raymond et se référant à la collection dite de Réformation de Béarn (Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques) m’a révélé des formes en -a dès 1538.
Lòs Fors, et costumas de Bearn, approuvés par le roi Henri II en 1551 et imprimés à Pau en 1552 ont massivement adopté la notation en -a.
Certains ont cru y voir un retour à la latinité dans l’esprit de la Renaissance, mais c’est a priori peu vraisemblable dans l’écriture d’un ouvrage destiné à la pratique judiciaire, en remplacement des anciens fors et coutumes dont « quelques articles étaient formulés en un langage devenu inintelligible » (in Lettres patentes publiées en tête de cette édition).
La clé de ce changement peut être entrevue par l’Advertissement qu’Arnaud de Salette a placé en tête de son adaptation béarnaise des Psaumes de David publiée en 1583 : s’adressant visiblement à des confrères pasteurs venus de France ou de Genève et ne maitrisant pas parfaitement le béarnais, il leur explique par le français la prononciation des lettres du béarnais ; mais pour le -a féminin, donc après la syllabe tonique, dont il use largement, il n’a aucun modèle français, et il se réfère à l’espagnol Senhora (sic). Donc pour Salette, écrire -a correspondait à la “bonne” prononciation du béarnais de l’époque. Il n’est pas douteux par ailleurs que le -e ancien correspondait à la prononciation que l’on entend encore aujourd’hui dans l’ouest du Béarn et la moitié nord-ouest du domaine gascon.
M. Grosclaude a supposé que la prononciation de l’est béarnais de l’époque était bien [a], comme on la constatait naguère à Pontacq, et que sa notation à l’écrit reflétait le déplacement du centre du pouvoir d’Orthez à Pau (Actes du colloque international Arnaud de Salette, Orthez, 16-18 février 1983, 1984, p. 295).
C’est tout à fait plausible. Depuis les environs de 1460, en effet, la cour n’est plus à Orthez mais à Pau, et dès lors, le personnel administratif se recrute surtout à l’est ; sans doute la force de la tradition a-t-elle maintenu le -e traditionnel, jusqu’au jour où une nouvelle génération a choisi d’écrire comme elle parlait.
Mais ce ne fut qu’un feu de paille, car en 1589, l’accession d’Henri III de Navarre au trône de France sous le nom d’Heri IV allait très vite enlever à Pau son titre de capitale ; et c’est un fait avéré que l’écrit béarnais revint au -e féminin, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours. Ainsi il semble bien qu’il n’y plus que des finales en -e dans l’un des derniers documents officiels publiés en béarnais, la Compilation d'auguns priviledges et reglamens deu pays de Bearn, Orthez, 1676 ; je n’ai pas cet ouvrage, mais il est souvent cité dans le Dictionnaire de Lespy, auteur qui respecte les graphies originales, comme le montrent les finales en -a dans ses citations d’Arnaud de Salette ; de fait, une exploration systématique de la lettre A m’a permis de relever 16 citations de la Compilation à finale(s) féminine(s), toutes en -e ; en voici la première, v° Afferme : « Las affermes de las baylies e notaries. P. R. Les affermages des charges de baile et de notaire.»
ANNEXE II
Le Dictionnaire toponymique des communes des Hautes-Pyrénées
Ce dictionnaire a été publié en 2000 sous l’égide du « Département des Hautes-Pyrénées – Mission Culture Occitane » ; il est donc le pendant haut-pyrénéen de celui du Béarn, mais si M. Grosclaude y figure comme auteur, lui est associé M. Jean-François Le-Nail, les deux ayant achevé un travail entrepris par M. Jacques Boisgontier et M. Le Nail.Le Dictionnaire toponymique des communes des Hautes-Pyrénées
M. Boisgontier, décédé en 1998, était chercheur au CNRS et connu pour la qualité de ses travaux sur la langue gasconne et la publication respectueuse d’oeuvres importantes d’amateurs éclairés, jusque là inédites. M. Le Nail était alors le Directeur des Archives des Hautes-Pyrénées, et on lui doit notamment de précieux ouvrages d’histoire pyrénéenne.
D’après les 58 références que M. Grosclaude fait à M. Boisgontier, c’est plus de 11 % des toponymes qui avaient été déjà étudiés par ce dernier.
M. Le Nail a entièrement revu toutes les attestations anciennes qu’un de ses prédécesseurs Louis-Antoine Lejosne avait déjà réunies en 1865 en un Dictionnaire topographique du département des Hautes-Pyrénées; mais ce travail était resté inédit jusqu’à sa récente publication par M. Robert Aymard en 1992.
Quantitativement, l’ouvrage couvre tout le département, alors que le dictionnaire de M. Grosclaude se limite au Béarn et ignore la région gasconne de Bayonne et du Bas-Adour; de plus, outre les fiches des 474 communes, il comporte 46 fiches pour des villages intégrés à des communes sans que leur nom apparaisse toujours dans celui de la commune, ainsi que la mention, sans étude toponymique, de 432 noms de hameaux ou quartiers.
Et surtout, contrairement au dictionnaire béarnais de M. Grosclaude, chaque fiche se conclut ouvertement par le « Nom occitan », qui ne prétend plus « restituer » une orthographe autochtone ancienne. Mais cela n’empêche pas ce « nom occitan » de ne pas toujours respecter les normes orthographiques occitanes, par un souci de “localisme” où l’on devine la pression des élus et sans doute aussi des érudits du département plus ou moins associés à la « Mission culture occitane ». Ainsi, à 22 km de distance à vol d’oiseau, le même Ger officiel prononcé [jɛr] (ièr) dans les deux cas, a Gèr pour « orthographe restituée » en Béarn (Dic. Béarn, p. 322) et Ièr pour « nom occitan » en Bigorre (Dic. H.-P., p. 169).
Jean Lafitte 10 octobre 2010, revu le 19
1 commentaire:
Le mérite de Jean Lafitte c'est d'être impitoyable avec une rigueur scientifique infaillible! Cela nous change de la vulgate approximative et idéologique de l'uniformisation toponymique!
Bravo Jean!
jmcasa
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